Et dans le même désordre mental, à l'appel de la même angoisse, l'Europe
cultivée a subi la reviviscence rapide de ses innombrables pensées : dogmes,
philosophies, idéaux hétérogènes; les trois cents manières d'expliquer le
Monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de
positivismes : tout le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses
couleurs incompatibles, éclairant d'une étrange lueur contradictoire
l'agonie de l'âme européenne. Tandis que les inventeurs cherchaient
fiévreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d'autrefois,
les moyens de se défaire des fils de fer barbelés, de déjouer les
sous-marins ou de paralyser les vols d'avions, l'âme invoquait à 1a fois
toutes les incantations qu'elle savait, considérait sérieusement les plus
bizarres prophéties; elle se cherchait des refuges, des indices, des
consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antérieurs,
des attitudes ancestrales. Et ce sont là les produits connus de l'anxiété,
les entreprises désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar et
retourne du cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe...
La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible
dans toute sa force; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par
sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu'elle se
passe dans e royaume même de la dissimulation), cette crise laisse
difficilement saisir son véritable point, sa phase.
Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature,
en philosophie, en esthétique. Nul ne sait encore quelles idées et quels
modes d'expression seront inscrits sur la lite des pertes, quelles
nouveautés seront proclamées.