These two letters were first published in English in the London weekly
Athenæus, nr. 4641, April 11, 1919 and nr. 4644, May 2, 1919. Texte
reproduit d'après: Paul VALÉRY, Œuvres I, édition établie et annotée par
Jean Hytier, Paris, Gallimard 1957, collection "La Pléiade", pp. 988-1014.
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Paul Valéry
VARIÉTÉ
ESSAIS QUASI POLITIQUES
LA CRISE DE L'ESPRIT
PREMIÈRE LETTRE
Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes
mortelles.
Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d'empires
coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins; descendus au fond
inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et
leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs
dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes,
leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que
toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie
quelque chose. Nous apercevions à travers l'épaisseur de l'histoire, les
fantômes d'immenses navires qui furent chargés de richesse et d'esprit. Nous
ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n'étaient pas
notre affaire.
Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale
de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence
même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms.
Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l'abîme de
l'histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu'une
civilisation a la même fragilité qu'une vie. Les circonstances qui
enverraient les ouvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres
de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les
journaux.