|
|
|
|
 |
Meister Eckhart Home / Works by Meister Eckhart - Quotes / Inspired by Eckhart / Studies / The Papal Condemnation / Mail & Announcements / Links / Books |
VLADIMIR LOSSKY
La dissemblance créée, l'intellect et la grâce
From: Vladimir Lossky, Théologie négative et connaissance
de Dieu chez Maître Eckhart, Paris 1998 (3), pp. 175-182.
©
Librairie
Philosophique J. Vrin. Here published without the footnotes.
Page 4
On pourra se demander cependant si la grâce est "surnaturelle" parce qu'elle opère dans un être doué d'intellect et supérieur, dans ce sens, à la "nature" du cosmos, ou bien si c'est l'intellect humain qui redoit de la grâce sa supériorité sur l'oeuvre extérieure de Dieu? Dans ce dernier cas il faudrait attribuer à Maître Eckhart une doctrine de l'inhérence de la grâce à l'intellect, doctrine qui l'aurait obligé d'étendre la "justification de l'impie" à tous les hommes, à moins qu'il n'eût voulu refuser aux non-chrétiens l'intellect supérieur à la nature. Une erreur aussi manifeste sur la grâce n'a pas été reprochée au théologien de Thuringe lors de son procès à Cologne. Il semble donc que la première supposition réponde mieux à la pensée d'Eckhart. Si la grâce d'un seul individu de la nature intellectuelle est plus précieuse que le bien de toutes les substances individuelles de la nature cosmique inférieure à l'intellect, c'est que l'essence de l'âme humaine, aussi bien que la grâce qui lui est destinée, se place à un niveau "surnaturel". Certes, il faut écarter ici l'acception spéciale que ce mot recevra chez les théologiens, pour se tenir au sens plus général (et originel) du terme supernaturalis, réplique latine de υπερφυής [hyperphyes], qui est presqu'un synonyme de υπερκόσμιος [hypercosmios] dans le néoplatonisme. Qu'un saint Albert, commentateur de Denys et du Liber de causis, ait parlé dans ce sens de l'âme élevée supra naturam, il n'y a aucun doute. Quant à Maître Eckhart, il avait une raison de plus pour insister sur la supériorité du pôle intellectuel de l'âme humaine par rapport à la nature du cosmos. En effet, comme nous l'avons vu, l'unité et l'identité ne sont pas de ce monde ; avec tout ce qui les suit (égalité, image, similitude, relation), elles appartiennent en propre à Dieu et ne se trouvent nulle part en dehors de la "région intellectuelle". Si l'homme n'était rien d'autre qu'une partie de l'univers, c'est-à-dire d'une nature où les formes sont plongées dans la matière, où l'intelligible est voilé par le sensible, il appartiendrait totalement à la "région de la dissemblance", à la multiplicité des êtres particuliers qui n'est que "diversité et difformité". La condition "surnaturelle" ou extra-cosmique de l'intellect ne peut être étrangère à l'âme raisonnable, sans quoi la connaissance discursive, cette cognitio a posteriori, cognitio in phantasmate et per phantasma, nous serait impossible. L'âme humaine avec ses facultés cognitives relève donc des deux régimes opposés : celui de l'identité, dans la regio intellectus, et celui de l'être non-identique, dans l' "oeuvre extérieure" de Dieu qui est la région de la dissemblance. C'est ce que nous avons rencontré plus haut : les entia intellectualia, composés d'esse et d'intelligere, sont ontologiquement distendus entre leur "nature" propre, qui fait partie de l'ensemble cosmique, et une sorte de "surnature" intellectuelle, dans laquelle la grâce vient opérer pour amener l'homme qu'elle justifie ad unum esse et vivere in deo et cum deo.
