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VLADIMIR LOSSKY
La dissemblance créée, l'intellect et la grâce
From: Vladimir Lossky, Théologie négative et connaissance
de Dieu chez Maître Eckhart, Paris 1998 (3), pp. 175-182.
©
Librairie
Philosophique J. Vrin. Here published without the footnotes.
Page 2
L'expression regio dissimilitudinis, empruntée à saint Augustin, reçoit chez Maître Eckhart une signification ontologique et noétique encore plus prononcée, car elle doit désigner la distance qui sépare Dieu, "innommable" dans son immensité, de ses "oeuvres extérieures" à partir desquelles Il se fait connaître et nommer. On pourra se faire quelque idée de cette inadéquation de l'oeuvre créée à Dieu, si l'on considère dans le domaine qui nous est plus familier, l'éloignement des opérations par rapport aux substances dont elles sont des accidents, aussi - tout ce qui distingue, dans nos actions, l'oeuvre extérieure de l'oeuvre intérieure. Pour illustrer le recours aux naturalia dans le premier exemple, on peut rappeler son expression plus concrète, souvent utilisée par Eckhart dans les cas analogues : l'exemple du feu et de la chaleur. Propriété accidentelle du feu, la chaleur est son action ad extra qui apparaît dans la passion du corps échauffé ; l'essence ou la forme substantielle du feu et la chaleur, son opération, quoiqu'elles coïncident dans le temps et le lieu, sont cependant "tout à fait dissemblables et prodigieusement éloignées l'une de l'autre selon la nature"'. Maître Eckhart dit la même chose au sujet de l'opération intérieure et extérieure, in moralibus, ou, dans l'ordre plus proprement spirituel, de l'homme intérieur et de l'homme extérieur : malgré leur simultanéité apparente dans un lieu déterminé, le premier est plus éloigné du second que le dernier ciel ne l'est du centre de la terres. Puisque dans l'ordre créé il y a une telle dissemblance entre la forme substantielle et son action, entre l'acte intérieur et l'opération extérieure de la volonté, à plus forte raison on trouvera une dissemblance radicale entre la Cause essentielle incréée et ses effets "extérieurs" et créés. Dans une doctrine où l'être est conçu comme identité essentielle avec soi-même, où l'esse primum des créatures correspond à leur quiddité qui ne se distingue pas de l'ipsum intelligere divin, quelle sera la situation des "oeuvres extérieures" de Dieu ? Dans leur nature propre, "inférieure à l'intellect", elles doivent se définir par l'exclusion de tout ce qui est "ressemblance", pour autant que la ressemblance suppose un moment d'identité. Puisqu'il est impossible d'être "plus" ou "moins" identique à l'Étre-même, l'altérité ontologique des êtres créés les éloignera infiniment de l'Être proprement dit, en les situant, par une sorte d'opposition, dans une région de dissemblance absolue, celle du néant des créatures. En effet, en elles‑mêmes les créatures ne sont que dissemblables, car la ressemblance, aussi bien que l'égalité, l'image, la relation et d'autres conséquences de l'unité ou identité, appartiennent proprement à Dieu et ne sauraient être trouvées en dehors de l'intellect. Dans la mesure où ils restent étrangers à la "région de l'intellect", les êtres créés - foris stantes et longe, in regione dissimilitudinis- seraient incapables de saisir la vérité d'une définition (par exemple, celle de la justice) : "en entendant, ils n'entendent ni ne comprennent" (Mat. 13, 13). La "région de la dissemblance" se définit donc comme l'être non-identique, la créature considérée en elle-même, dans sa nature propre. Cette région privée de vérité doit, par conséquent, être opposée à celle de l'intellect, où règnent l'identité et tout ce qui l'accompagne, rendant possible la connaissance des choses créées non en elles-mêmes, mais dans leurs principes, sur un niveau supérieur. Cependant, pour connaître Dieu autrement que par ses effets créés, la faculté intellectuelle de l'homme ne saurait lui suffire sans la grâce.
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